quarta-feira, 16 de maio de 2012

78. Comment définir une science ?



Comment définir une science ?
76. D’un point de vue phénoménologique élémentaire, ce qui saute aux yeux comme constitutif d’une science n’est peut-être pas perçu par ses pratiquants eux-mêmes : c’est d’être un laboratoire, donc une unité sociale, une ‘institution’ de type moderne. Le mot ‘laboratoire’ dit labeur, travail, d’une part, mais d’autre part ce travail a des buts de connaissance théorique, qui sont poursuivis par de l’écriture, ce qui place les sciences du côté de l’école (à l’instar de la philosophie, sauf que celle-ci se restreint à l’écritoire, n’a pas de laboratoire). Si l’on dit que le travail renvoie à ce que l’on appelle expérimentation, on peut s’apercevoir du double lien de l’institution scientifique comme liant le travail du laboratoire d’une part et le but de connaissance théorique de l’autre. En tant qu’unité sociale, le double lien est semblable à celui de toute unité sociale, les gestes élémentaires et leurs voix en phonèmes en retrait strict, plein de répétitions, et le paradigme, l’ensemble systématique des recettes, en retrait régulateur des usages dans l’aléatoire quotidien. C’est le paradigme dû justement à Kuhn qui, en tant que scientifique, est spécifique du laboratoire. Il a pris des exemples anciens pour présenter ce motif, la Physique d’Aristote, l’Almageste de Ptolomée, les Prin­cipia et l’Optique de Newton, l’Électricité de Franklin, la Chimie de Lavoisier et la Géologie de Lyell, ce sont des performances qui, écrit-il, “ont longtemps servi à définir implicitement les problèmes et les mé­thodes légitimes d’un domaine de recherche pour des générations successives de chercheurs. S’ils pouvaient jouer ce rôle, c’est qu’ils avaient en commun deux caractéristiques essentielles : leurs ac­complissements étaient suffisamment remarquables pour atti­rer [je soul.] un groupe cohérent d’adeptes à d’autres formes d’activité scientifique concurrentes ; d’autre part, ils ouvraient des perspec­tives suffisamment vastes pour fournir à ce nouveau groupe de chercheurs toutes sortes de problèmes à résoudre. Les perfor­mances qui ont en commun ces deux caractéristiques, continue Kuhn, je les appellerai désormais paradigmes » (pp. 30-31). La première chose à souligner, c’est la donation, la transmission entre générations, l’héritage venu des anciens scientifiques évoqués par leurs textes et leurs noms, absents, puisque morts, en retrait donc, ayant des effets sur la lecture de leurs textes (apprentissage : initiation à la science) et dans le paradigme tel qu’on le met en pratique, « les performances », dit Kuhn, ce que l’on fait, les usages scientifiques qui tâchent de résoudre des puzzles à la façon des savants antérieurs, et c’est le deuxième point : ces performances impliquent la théorie et l’expérience, que Kuhn ne dissocie jamais, et c’est l’un des intérêts majeurs de son propos, d’en finir avec la confrontation, plus ou moins stérile, entre théorie et expérience, vérification ou falsification, comme s’il s’agissait de deux choses extérieures l’une à l’autre. Troisième point de la définition de paradigme, l’attrait des jeunes gens pour les problèmes à résoudre, le lien établi entre les envies des chercheurs et les questions de recherche, ce qui implique d’accepter une discipline de recherche, ce lien étant plus important que le salaire.
77. En quoi consiste, de façon générale, le double lien qui définit un paradigme scientifique ? Celui qui unit indissociablement deux domaines incompatibles entre eux, celui de la définition philosophique et celui de ladite expérience dans son empirisme radical : en bref, dans le jargon de l’école, la théorie et la pratique. Au moins en tant que principe normatif, le système des motifs et lois théoriques n'est retenu comme scientifique que dans la mesure où il vaut dans tous les laboratoi­res de cette spécialité : il s'y répète de façon à faire jus au critère de l'universalité gno­séologi­que (qui est celui des sciences). Définitions, logique de l'argumen­tation, lois établies : c'est de la répétition, celle du cor­pus du paradigme en train de se reproduire. Tandis que l'ex­pé­rience, rapportée dans un récit loca­lisé dans tel laboratoire à telle épo­que, relève de l’événement, est singulière par structu­re, rebelle donc à l’universalité de la connaissance. La performance consiste à lier scientifiquement ces deux lois antagoniques. Déjà dans l’écriture philosophique[1], dès l’école socratique qui a inventé la définition, surtout celle d’Aristote qui observait les choses, les vivants notamment, pour les comprendre et définir, mais sans y mettre la main[2], on tâchait de lier les deux domaines, l’inscription du langage et de la pensée, d’une part, et de l’autre les choses de la réalité terrestre et céleste. Les sciences, notamment à partir de Galilée et de Newton, ont élevé le but : non plus se contenter de la ‘substance’ des choses (au cœur de la science aristotélicienne), mais approcher leur mouvement lui-même, et pour le réussir, le reproduire au laboratoire. Celui-ci est autant le royaume de la théorie gnoséologique, soumis à la loi de la définition, que de ce qui lui résiste, lui fait objection, l’objet empirique sans loi, anti-loi, qui relève plutôt des essais, des travaux, des arts, des luttes, bref des ‘choses’ des scènes, rebelles à la connaissance rigoureuse. Toute science est un double lien entre la loi de la définition et la loi de l’objection : concilier deux inconciliables, la répétition théorique en tant que connaissance à but universel et la singularité d’un mouvement empirique, imprévisible, saisi entre deux moments de son mouvement propre, que l’on cherche à connaître, qui résiste à la définition, expérience, essai, tentative, car des expériences semblables donnent des résultats différents. La théorie doit apporter la répétition à ce qui est irréductiblement singulier : il faut pour cela prélever le phénomène à connaître de la scène, sous des critères dictés par la théorie, de façon à le dissocier d’autres facteurs qui le lient dans la scène, n’en gardant que la dimension à connaître. Il faut le réduire de son empiricité et de son contexte, lui accorder des conditions de détermination : c’est pour cela qu’il faut un laboratoire, c’est aux diverses méthodologies qu’il revient de faire cette réduction, de déplacer le phénomène visé de la scène au laboratoire, ceci de façon à ce que son mouvement puisse être défini selon la dimension théorique qui préside au prélèvement.
78. Si le prélèvement se fait par réduction, le retour en suite du phénomène après avoir été ‘compris’ au laboratoire, le retour à la scène ne doit-il pas, lui aussi, demander un soin complémentaire, celui de tenir compte de ce que les effets de la réduction sont annulés ? Sans doute, mais pas seulement à ce moment : il faut que la théorie, dès le début du processus de prélèvement, sache qu’il faudra retourner à la scène, le sache dans sa composition elle-même. Toute expérimentation est fragmentaire, c’est ce que dit la métaphore du puzzle de Kuhn, elle vise l’un des éléments de l’assemblage en question, ce qui implique que la réduction réduise aussi l’ensemble des autres éléments de l’assemblage, c’est en fonction de cet élément, de ce phénomène partiel, que l’on parle de ‘hypothèse théorique’, qui ne part pas du zéro, mais vise à compléter des lacunes de la théorie. Les ingénieurs des voitures sont ici exemplaires : tout en travaillant sur des détails, ils doivent tout le temps regarder la scène de la circulation et tenir le plus grand compte de sa loi du trafic, des conditions aléatoires de la circulation, ils doivent tenir compte des retraits même s’ils ne le théorisent pas dans ces termes (car ils sont explicites, leur double lien sans énigme). De même les scientifiques des autres domaines devraient savoir tenir compte des retraits et des doubles liens respectifs dans leur théorie, ce qu’il semble qu’ils ne font pas : la difficulté, c’est que les retraits ne peuvent pas être expérimentés, ils ne se donnent qu’à la pensée. Les symptômes les plus clairs de leur manque dans les théories, ce sont les déterminismes (et les réductionnismes) que les scientifiques exhibent constamment, non point par conviction ‘bête et méchante’ contre les spiritualistes naïfs (il y a des scientifiques croyants), mais parce que pour eux le déterminisme est la raison d’être de leur science, trouver des raisons de cause à effet dans une réalité qui les cache. Il y va certes de la représentation mentale européenne (§ 6), mais en termes heideggériens, on peut dire qu’il s’agit, tout simplement, de l’oubli du laboratoire en tant que condition structurale des sciences. Tout semble se passer comme si pour eux, sans que probablement ils l’aient explicité ainsi, le laboratoire n’était qu’un échafaudage que l’on retire et que l’on oublie après que l’édifice soit construit. De même que les philosophes européens ont pensée l’idée et la pensée comme si le langage et ses règles n’étaient qu’un instrument.



[1] La philosophie fait partie de l’histoire occidentale ; l’un des grands handicaps des historiens, quand ils veulent expliquer les grandes transformations des sociétés occidentales, c’est de ne pas savoir tenir compte de l’impact des philosophies sur ces transformations.
[2] Chez Platon, on faisait, en plus de la géométrie, des expériences spirituelles et de pensée, pour définir la vertu, par exemple (on y reviendra dans la 3e partie).

Fernando Belo, La philosophie avec sciences au XX siècle, Paris, L'Harmattan, 2009.
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