Le double geste autour de la définition philosophique : séparation et retour aux choses
135. Commençons par deux penseurs grecs que Heidegger est venu à privilégier. D’Héraclite, dit l’Obscur, on retiendra qu’il a été touché par l’énigme de l’être au sens fort, phusis (nature) qui se dérobe et cache à la pensée qui le cherche (‘nature aime sse cacher’). Parménide, lui, a séparé l’être, ce qui seul est digne d’être pensé, du non-être, tout ce qui est corruptible et changeant ; il a marqué en outre que penser, dire et être (noein, legein et einai) sont le même, ce qu’on peut transcrire comme le dire-(qui)-pense-l’être : ce qui empêche de séparer le langage et la pensée, la pensée et l’être qu’elle pense ; la pensée au sens fort, c’est l’être qu’elle pense, il n’est donné qu’à la pensée. On essayera de raconter comment cette mêmeté, gardée par Platon et Aristote, a été défaite dans la suite de l’histoire de la philosophie jusqu’à être refaite chez Heidegger et Derrida.
136. La définition est une réduction qui joue sur une première réduction, celle de la dénomination par la langue. Le nom ‘cheval’ ne peut désigner un cheval quelconque qu’en réduisant les singularités de tous les chevaux. C’est elle qui rend possible l’opération merveilleuse, sinon ‘miraculeuse’, du langage doublement lié : de pouvoir parler pas seulement de ce qui est là, mais aussi de quoi que ce soit en son absence, autant de lieu – des choses ailleurs – que du temps – des choses passées, des recettes, des récits, anticiper des choses à venir, à inventer. Rendre ‘présent’ dans le discours ce qui est absent, inexistant peut-être, fiction, qui toutefois devient ‘existant’ de par la grâce du discours, du récit, du mythe. D’autres vivants, oiseaux et mammifères sans doute, ont leurs moyens de garder en mémoire, ici et maintenant, ce qu’ils ont vécu, appris avant, le cerveau sert à cela ; mais le langage doublement articulé ouvre un espace tout à fait nouveau, qu’Aristote a marqué dans la plus fameuse définition de l’historie de la philosophie, le vivant qui a du discours, zôon echon logon (§ 96). Toutefois, en désignant un cheval, ce nom ne permet pas de ‘connaître’ le nommé[1], ce qui essaie à son tour la définition par une réduction plus radicale, qui dégage son eidos, son essence, en l’arrachant de la scène discursive et narrative du langage quotidien pour instituer une scène de textes gnoséologiques supplémentaire des récits et discours de la cité, autour des définitions d’essences et des arguments les concernant, par suspension de la temporalité verbale et de toute instance de locution (§ 43). Il s’agit donc d’une opération violente d’écriture, cette violence dite abstraction, qui a rendu possible l’institution scolaire, Académie et Lycée tout au moins, et sa reproduction séculaire[2], école qui, en principe, n’admet, sauf pour les interpréter, les textes discursifs et narratifs des recettes, mythes, épopées et tragédies, de la littérature concernant le concret quotidien, accidents et événements, la vie des maisons et leurs cycles toujours recommençant entre naissance et mort.
137. L’intervention de la définition et du texte gnoséologique dans le cadre de l’opposition d’inspiration mythique que Platon a empruntée à Parménide entre l’être et le non-être a eu comme effet de découper au ciel les Eidê et en bas les étants qui les reproduisent par mimêsis : la vérité de chaque étant d’ici-bas est dans un Eidos (Forme idéale) céleste éternel qui l’engendre et qu’il reproduit tant bien que mal, ses progéniteurs étant eux aussi copies du même Eidos. D’autre part, la rupture entre l’éternel intelligible et le temporel sensible livré à la génération et à la corruption a permis la reprise de l’opposition pythagoricienne entre l’âme et le corps. Ce geste de Platon-Socrate se manifeste dans sa radicalité parménidienne selon une triple dimension: a) « je sais que je ne sais rien » (§ 109), qui dit la rupture d’avec le savoir traditionnel par érection d’un savoir tout à fait nouveau (de définitions d’essences et d’argumentation sur elles), geste moderne par excellence, constitutif de la philosophie, rupture y compris avec les philosophes de la phusis précédents ; b) alliance de la philosophie avec la géométrie pythagoricienne et l’astronomie, qui c) se manifeste dans la séparation parménidienne entre l’eidos éternel (auquel l’âme se rapporte, intelligible ou ‘divine’) et les étants qu’il engendre : sensibles, engendrés et corruptibles, temporels; donc séparation entre les eidê et la phusis et ses cycles[3].
138. La critique qu’Aristote entame de son maître renverse les trois composantes de ce geste: a) il commence ses démonstrations par l’enquête critique de ses devanciers philosophes, Platon y compris (Physique I et Métaphysique I000), y repérant leurs apories pour les résoudre ; b) en reprenant la considération de la phusis, les sciences avec lesquelles il s’alliera de préférence sont celles concernant les animaux et les plantes (un tiers de ses œuvres lui sont consacrés, disent les spécialistes) ; c) le côté le plus spectaculaire de cette critique reste sans doute la façon dont il retourne aux choses, c’est à dire ramène l’eidos à l’étant (avec l’argument qu’ils ne sauraient être séparés, ni l’un engendrer l’autre, car l’idée n’engendre que des idées et les vivants que des vivants de la même espèce), la façon donc dont il annule la séparation parménidienne, conteste l’immortalité de l’âme et en fait la ‘forme’ du corps (tout en gardant la différence intelligible / sensible). Après une brève référence à chacun de ces deux
[1] C’est la thèse du Cratyle, où pointent pour la première fois les Formes idéales.
[2] C’est une hypothèse de travail.
[3] C’est Aristote lui-même qui met en rapport b) et c): “Le mathématicien [...] sépare [les figures qu’il étudie des corps naturels dont elles sont les limites] car par la pensée elles sont séparables du mouvement, sans que cela entraîne de différence et sans qu’il résulte aucune erreur de cette séparation. À leur insu, les partisans des Formes idéales agissent de même : ils séparent les étants naturels qui sont moins séparables que les étants mathématiques” (Physique, II, 2, 193b32-194a2, trad. Stevens).
F. Belo, La philosophie avec sciences au xx siècle, Paris, L'Harmattan, 2009.
_
Imagem: escultura - obra plástica de Luís de
Barreiros Tavares
Sem comentários:
Enviar um comentário